Au temps de l'ORTF, l'exclamation de Jean-Christophe Averty « Les francs-maçons, levez la main ! » était devenue un leitmotiv sans réponse. Et aujourd'hui ? Où sont, qui sont et que pèsent les francs-maçons dans les médias ? Enquête sur ce qui reste un tabou
Des francs-maçons ? Dans les médias ? Manants, passez votre chemin. Il n'y a pas de sujet. Ces réseaux ont existé dans le passé, sans doute. Mais aujourd'hui, c'est fini.
Telles sont, en général, les premières réactions suscitées par notre bien légitime curiosité sur ce thème hautement sensible. Comme s'il était admis, à la rigueur, qu'on puisse enquêter sur les affinités fraternelles tissées parmi les élus, les hauts fonctionnaires, les magistrats ou les policiers, mais certainement pas lever le voile sur les « convergences philosophiques » qui existent dans notre propre milieu.
Pour éluder le débat, beaucoup de nos confrères convoquent l'Histoire. Celle de la télé, tout d'abord. Au début étaient les ingénieurs des PTT, qui ont construit le réseau hertzien et lui ont permis de fonctionner. Tous maçons, ou presque. A commencer par l'un des pères fondateurs de l'ORTF, Jean Darcy, ou encore les célèbres Pierre Sabbagh ou Raymond Marcillac. Sans parler des réalisateurs de la glorieuse époque du noir et blanc, ou de leurs techniciens, qui, majoritairement, étaient « passés sous le bandeau » (selon l'expression consacrée). Si bien que Jean-Christophe Averty, avec son zozotement inimitable, avait pris l'habitude d'arriver aux réunions de l'ORTF en s'exclamant : « Les francs-maçons, levez la main ! » Personne, évidemment, ne se signalait et peu de participants riaient de la bonne blague.
Dans la presse, il était tenu pour acquis que chaque titre avait son « frangin », si possible membre de la hiérarchie. C'était vrai le plus souvent.
Au-delà de l'obédience à laquelle ils adhéraient (Grand Orient de France - GO -, Grande Loge de France - GL -, Grande Loge nationale française - GLNF), les frères des médias se retrouvaient dans plusieurs fraternelles, tel le cercle Camille-Desmoulins. Aujourd'hui encore, le restaurant du Théâtre du Rond-Point, près des Champs-Elysées, accueille, certains mercredis midi, de discrètes agapes.
Mais si le folklore tend à disparaître, les affiliations, elles, existent toujours. Pas toujours assumées, tant s'en faut. Après avoir mené une longue enquête, nous avons demandé à tous ceux dont les noms revenaient fréquemment de nous confirmer leur appartenance. Certains le font de bonne grâce, d'autres désirent garder l'anonymat, d'autres encore nient avec la dernière énergie (ou avec amusement).
Est-ce que l'appartenance peut servir d'agréable accélérateur de carrière ? Certaines décisions indéchiffrables au commun s'expliquent-elles par une clé maçonnique ? Les médias, chargés de nous informer, subissent-ils, entre beaucoup d'autres, l'influence de cette confrérie ? Evidemment, oui. Mais dans des proportions très variables. Et avec d'autant plus de nuances que le secret de l'appartenance, qui autorise chaque frère à se dévoiler mais lui interdit de « balancer » les autres, contribue à entretenir sur ce réseau une part de mystère, donc de fantasme, qu'il est utile de lever.
La fraternelle de TF1
L'ORTF a vécu, mais un émule de Jean-Christophe Averty pourrait aujourd'hui entrer dans une réunion directoriale de TF1 en posant sa fameuse question. Le patron du premier média français, Patrick Le Lay, n'a jamais démenti son adhésion de longue date à la franc-maçonnerie, et il en parle pour la première fois ouvertement dans nos colonnes ( voir page 43 ).
Beaucoup de ses collaborateurs de haut rang adhèrent à la même obédience que lui, la GLNF. Parmi les noms le plus fréquemment cités reviennent ceux de Robert Namias, directeur de l'information, Jean-Claude Narcy et Charles Villeneuve, duo célèbre pour ses commentaires du 14 Juillet et autres manifestations de grande ampleur audiovisuelle. Ces trois personnes n'ont pas souhaité répondre à nos questions. Au sommet de TF1, ni Patrick Poivre d'Arvor ni Etienne Mougeotte, le vice-président du groupe, ne font partie de la confrérie. « Je n'en ai jamais éprouvé le besoin, explique Mougeotte. Est-ce mon tempérament porté vers l'individualisme qui m'en a tenu à l'écart ? Et puis, du moment que Patrick Le Lay l'est... En tout cas, ça n'a jamais eu d'incidence sur la marche de TF1. »
Une certitude partagée par Xavier Couture, ex-numéro trois de TF1, aujourd'hui chez Endemol, qui a dû être l'apprenti le plus dilettante de la GLNF puisqu'il n'est jamais passé « maître », le grade auquel on accède normalement au bout de deux ou trois ans. Et pour cause : il ne fréquente plus son atelier depuis plus de dix ans, « par manque de temps et d'intérêt, dit-il. Quand je suis entré à TF1 en 1988, j'étais déjà membre de la GLNF. Je n'ai dû siéger qu'une fois avec Le Lay, il y a dix ans, pour l'intronisation d'un camarade... Il y avait aussi une fraternelle à TF1. Pour ma part, je n'ai jamais assisté à leurs réunions. Le Lay a dû être invité une fois ou deux, mais je crois que ça ne l'intéressait pas. Enfin, il n'en a jamais fait une méthode de management ».
Mais alors, comment expliquer ce goût si prononcé pour le port du tablier sur la Une ? « Ça nous fait un point commun avec la ménagère de moins de 50 ans derrière ses fourneaux ! » plaisante-t-on dans les couloirs de la chaîne. « Une chose est sûre : TF1 fonctionne plutôt en circuit fermé sur le plan maçonnique, explique un frère des médias qui tient à son anonymat. Tous ou presque appartiennent à la GLNF ou à des loges anglo-saxonnes où ils ne risquent pas de rencontrer d'autres dirigeants du secteur. C'est plutôt avec l'étranger, les Etats-Unis notamment, que les contacts peuvent ainsi être facilités. »
Pas seulement. Dans le monde des réalisateurs et des producteurs, on regarde avec intérêt deux ou trois confrères qui tirent mieux que d'autres leur épingle du jeu avec TF1 et qui - le hasard est malicieux... - appartiennent tous à la grande confrérie.
Didier Sapaut, président de TF1 International, parfois cité par certains frères comme seul dirigeant de TF1 membre du Grand Orient, dément vigoureusement : « Ghislaine Ottenheimer indique dans son livre que je suis un "frère en liaison avec le Parti socialiste", l'aimable correspondant de la Rue de Solferino. Quand on sait quelles sont mes opinions politiques, ce genre d'assertion ne peut que faire sourire ! Je suis un peu froissé qu'elle n'ait même pas pris la peine de me passer un coup de fil. En tout cas, merci de me donner l'occasion de démentir : non, je ne suis pas franc-maçon. En tout cas, en tant que juif, je suis contre ce recensement : on commence par les francs-macs, et après, pourquoi ne pas lister les juifs ? » Amalgame facile : l'adhésion à la franc-maçonnerie est un acte volontaire et secret qui exige un serment de solidarité . Trois particularités, pas vraiment anodines, qui ne s'appliquent nullement à l'appartenance religieuse.
Visite guidée chez Spartacus
C'est d'ailleurs pour cette raison qu'un atelier du Grand Orient de France, Spartacus, a véhiculé tant de rumeurs. Sur quatre-vingts membres, une quinzaine appartiennent à la sphère des médias, avec une nette prédominance de l'audiovisuel public. Il y a quelques années, un article de L'Express avait assuré que la haute hiérarchie du GO avait repéré les agissements de ses membres, suspectés d'affairisme. Il semble qu'en réalité Spartacus n'ait jamais été dans le collimateur. Il est exact, en revanche, que deux secteurs y sont surreprésentés : la banque et les médias.
Un ancien de Spartacus, qui a aujourd'hui quitté la franc-maçonnerie et qui exerce d'importantes fonctions dans l'audiovisuel, a accepté de nous raconter son expérience sous couvert d'anonymat : « Pendant trois ans, on s'est réuni tous les vendredis soir, jusqu'à minuit, au siège du GO, au 5e étage de l'immeuble de la rue Cadet. Je n'ai jamais vu endroit aussi moche. La salle était éclairée au néon ; on s'asseyait sur des bancs, en tablier. Sous mon tablier, je portais un jean et je me sentais grotesque. Vous imaginez ? Que des mecs, en tablier. Pas une seule femme ! Et ça pendant trois heures... Une torture. Quand je pense que j'abandonnais mon épouse pour ça... On mangeait mal, en plus. Mais le pire, c'étaient les "planches"... Une sorte de dissertation que chacun de nous préparait. »
Notre homme en rajoute peut-être un peu dans le misérabilisme, mais il n'est guère élogieux sur le niveau général des conversations : « Je m'étais fait une haute idée de la franc-maçonnerie, tout auréolée de ses combats pour les Lumières, pour l'avortement, etc. J'en suis vite revenu. Certains frères préparaient des tirades interminables et pseudo-philosophiques sur le carrelage noir et blanc, le rapport avec l'équerre, le triangle, le sol, le plafond... Enfin, tout le fatras maçonnique. D'autres, au contraire, volaient au ras des pâquerettes, à l'image de ce frère qui avait consacré sa planche à la façon dont il avait organisé son association de colocataires... Un supplice. Et lorsque l'un des frères décédait, on sortait les épées. Il fallait nous voir, tous ensemble, brandir des épées de pacotille ! » Parmi ses anciens camarades, cet « ex » se souvient d'Albert Mathieu, l'un des fondateurs de Canal +, de Jean-Pierre Dusséaux, un producteur, de Gérard Emery, ancien cadre dirigeant de France Télécom puis de France Télévisions, aujourd'hui consultant. Et bien sûr du très actif Franck Soloveicik, président de M5, une filiale du groupe Lagardère qui distribue des programmes audiovisuels : « C'est en prononçant par hasard le mot "agapes" à l'entame d'un déjeuner, raconte cet ancien, que j'ai vu la tête de mon interlocuteur se fendre d'un large sourire. "Mais je ne savais pas que tu en étais", me souffla-t-il. De quoi parlait-il ? Nous nous sommes regardés, un instant, dans un flottement. J'étais à mille lieues de réaliser que j'avais, en toute ignorance, prononcé un mot rituel des francs-maçons : les agapes ! Le quiproquo qui s'ensuivit fut du plus haut comique. Lorsque mon interlocuteur s'est aperçu de sa bévue, il était très gêné. Trop tard, il s'était démasqué. Pour reprendre contenance, il m'a fait des avances. Et c'est comme ça que Franck Soloveicik a parrainé mon "passage sous le bandeau"... »
Franck Soloveicik ne cache pas sa vocation de sergent recruteur : « Je compte désormais trente-trois ans de maçonnerie à mon actif, à raison d'une réunion tous les quinze jours. J'ai donc été franc-maçon bien avant de travailler dans les médias. C'est vrai, j'ai beaucoup recruté en trente-trois ans. Tous ne sont pas restés. Mais que voulez-vous ? Quand on aime, on partage. La cooptation se fait dans les cercles de capillarité les plus proches : famille, amis et, forcément, le milieu professionnel... » Mais pour son ancien « filleul » démissionnaire de Spartacus, la sollicitude maçonnique n'est pas toujours très saine : « A l'époque où ma mère était mourante, un de mes frères m'appelait régulièrement pour prendre de ses nouvelles. C'était gentil. Mais, venant d'un homme dont je n'étais pas intime, c'était curieux. Surtout quand, dans le même coup de fil, il essayait de me placer un ami ou un documentaire, etc. J'ai fini par m'énerver et je lui ai dit : "Sois gentil, si tu t'intéresses vraiment à la santé de ma mère, tu me passes un coup de fil. Tu raccroches. Et une demi-heure plus tard, tu m'en passes un autre pour parler business. Mais tu ne mélanges pas." Ce fut notre dernier contact. »
Les « gratouilleurs » de France 3
Tous les membres de Spartacus que nous avons interrogés (Albert Mathieu, Gérard Emery, Jean-Pierre Dusséaux...) nient farouchement ce mélange des genres.
Tout cela est bel et bon. Seulement, Alain Bauer lui-même, ancien grand maître du Grand Orient de France et fin connaisseur des médias, raconte volontiers comment, un jour, deux journalistes qui voient leur émission retirée de la grille d'une grande chaîne, et par conséquent leur tête disparaître de l'écran, l'appellent à l'aide. « J'ai passé des coups de fil, mais je n'ai pas obtenu grand-chose, s'amuse l'ancien grand maître. Disons que leur appartenance n'a pas été une assurance antenne, mais une assurance placard. » Par les temps qui courent, l'emploi garanti n'est déjà pas un mince privilège !
Albert Mathieu pointe toutefois un changement qui a beaucoup affecté l'influence fraternelle dans l'audiovisuel : l'irruption des privatisations et de la concurrence. Comme le dit drôlement un vieux frère de la télé, « vous croyez vraiment qu'à Endemol les réseaux maçonniques sont déterminants ? ».
Alors, l'amicale s'est retranchée dans les derniers bastions protégés, comme RFO (Radio France Outre-Mer) ou TV5, la chaîne francophone qui diffuse à l'étranger. « Dès que j'arrive en Polynésie, en Guyane ou aux Antilles, j'ai l'antenne ouverte pour le temps que je veux, dit Alain Bauer. Alors que je n'ai pas forcément le même accueil dans les stations de province de France 3. » Il n'y a pas si longtemps, elles étaient pourtant réputées abriter une forte représentation des obédiences, et plus spécialement du Grand Orient. « En effectuant une tournée dans les régions de France 3, je ne pouvais plus serrer la main d'un directeur régional sans subir un gratouillement [NDLR : une poignée de main propre aux francs-maçons], raconte un ancien dirigeant de la chaîne qui appartenait, à l'époque, au Grand Orient. Manifestement, les frères s'étaient passé le mot... J'ai préféré quitter le GO. »
Les derniers bastions de l'audiovisuel public ont eu l'occasion de se réveiller avec la mise en chantier de la CII (Chaîne d'information internationale), dont la création menace les prébendes de l'outre-mer. « A RFO Saint-Pierre-et-Miquelon, il y a 60 personnes pour 6 000 habitants, souligne un bon connaisseur du dossier. Certains redoutent que ces situations aberrantes soient remises en question par l'arrivée d'une nouvelle chaîne qui redistribuerait le jeu. » Or, à RFO, syndicalisme et franc-maçonnerie font souvent très bon ménage, si bien que les forces d'obstruction ont tendance à se cumuler. La CII donne ainsi lieu à des luttes fratricides, puisque certains adeptes du compas et de l'équerre sont, au contraire, engagés dans la création de cette nouvelle chaîne.
Le même genre de psychodrame a occupé quelques frères au printemps dernier. L'enjeu : la reconduction ou non de Serge Adda à la tête de TV5. Certains faisaient pression pour, d'autres contre, au point que personne n'y comprenait plus rien, sinon que beaucoup en ont conclu que Serge Adda était membre du club. Finalement reconduit, celui-ci dément avec une bonne dose d'humour : « Je ne suis pas franc-maçon pour trois raisons : primo, rester un an la bouche fermée comme l'exige le rite, je ne peux pas ; secundo, les rites et moi, ça fait deux. Je ne pourrais pas me retenir d'éclater de rire ; tertio, il n'y a pas de femmes... Maintenant, je peux vous dire que j'ai plein d'amis maçons, à commencer par Franck Soloveicik, qui ne rêve que d'une chose, me recruter. Je suis "franc-mac friendly". » Et d'ajouter : « J'ai tenu une conférence lors "d'une tenue blanche", comme ils disent, sur l'immigration, la représentation des minorités, etc., à la loge Spartacus du Grand Orient l'an dernier... Preuve que je n'en suis pas d'ailleurs puisque ne sont invités à intervenir que les non-francs-maçons. On m'avait dit : "Tu verras, y'a plein de gens de l'audiovisuel." En fait, quand je m'y suis rendu, ils n'étaient pas venus de peur d'être démasqués ! »
Idem concernant Jérôme Clément, président d'Arte, lui aussi « franc-mac friendly » : « Les gens sont tellement persuadés que je le suis que certains profanes sont venus me demander comment faire pour y entrer... J'ai trouvé ça très amusant. Et, ma foi, j'ai aiguillé les candidats vers la bonne porte. Donc, on peut dire que j'ai recruté des francs-maçons sans en être ! »
« Au Figaro, on se marche sur le tablier »
La vie des maçons de la télé est bien compliquée. La presse écrite, en comparaison, est beaucoup plus calme. Il y a bien deux ou trois francs-maçons dans chaque rédaction, comme c'est le cas au Point (voir encadré), mais peu de hiérarchies accueillent en nombre des « fils de la Veuve ». Le Monde, comme d'habitude, est l'objet de nombreux fantasmes. On raconte ainsi, au Grand Orient, qu'un de ses journalistes était un jour candidat à la loge Demain, assemblée très mondaine et très mitterrandiste créée dans les années 80 par l'ancien grand maître Roger Leray. Le malheureux s'est vu évincer parce que Le Monde avait par trop maltraité l'ancien président. « Vous savez bien qu'au Monde il n'y a que deux réseaux qui compte : les trotskistes et les Corses ! plaisante Edwy Plenel, directeur de la rédaction. Plus sérieusement, au Monde , ils ne doivent pas être nombreux. J'ai d'ailleurs parfois lancé le sujet lors de nos conférences de rédaction. Bien sûr, jamais aucune main ne s'est levée pour dire "moi, qui suis franc-maçon..." » Cependant, au printemps dernier, lorsque Le Monde fut attaqué sur sa « Face cachée » par le duo Péan-Cohen, une main s'est aussitôt levée - et elles n'étaient guère nombreuses à l'époque - pour soutenir le quotidien de référence. Celle d'Alain Bauer, auteur le 1er mars 2003 d'une tribune amicale placardée à la une du journal... Un rappel des troupes ?
Un soutien public comme les aime Edwy Plenel. « La règle du secret maçonnique me paraît devoir tomber, tranche-t-il. Puisque les francs-maçons se disent engagés dans la cité, dans la vie publique, alors ils se doivent d'être transparents. » Edwy Plenel a montré l'exemple en abandonnant il y a longtemps son « nom de guerre » (Joseph Krasny) dans les rangs trotskistes.
Le grand architecte de l'Univers possède davantage d'entrées au Figaro . « Ici, on se marche sur le tablier », ironise un journaliste membre de la confrérie. Mais point de fraternelles où chacun se dévoilerait aux autres.
D'ailleurs, un doute continue de planer sur l'appartenance du grand patron, Yves de Chaisemartin. La rumeur l'a toujours présenté comme un initié. Mais cet homme peu bavard n'a jamais commenté. Son absence dans les loges sème le doute, y compris parmi les francs-maçons du groupe. L'un d'entre eux, l'air plus que mystérieux, finit par lâcher : « Il est inaccessible en fraternité. » Traduction : il en a été, il n'en est plus. Mais lorsqu'il a fallu trouver un successeur au fonds d'investissement Carlyle, qui détenait 30 % du Figaro , c'est Alain Bauer - encore lui ! - qui a organisé un petit déjeuner entre Yves de Chaisemartin et Serge Dassault, lequel appartient de longue date, comme Alain Bauer, au Grand Orient de France (alors que son fils Olivier est à la Grande Loge).
C'est d'ailleurs au Grand Orient que l'on a, l'an dernier, « allumé les feux » - en langage profane : inauguré - d'un nouvel atelier que certains ont surnommé « Loge Figaro ». Parmi les fondateurs, on trouve deux collaborateurs du groupe.
Même si le grand patron est un « ex », l'adhésion maçonnique - ce que certains, dans le métier, appellent ironiquement l'« assurance trois points » - n'est pas une assurance tous risques. Membre des Compagnons écossais de la Grande Loge de France, Michel Schifres en sait quelque chose, qui a été mis à l'écart après être passé par la direction de la rédaction du quotidien.
C'est dans la presse de province que l'influence des frères demeure peut-être le plus forte. Le groupe auquel appartient Le Figaro en possède d'ailleurs une bonne partie, tandis qu'Havas, aujourd'hui absorbé par Vivendi, a longtemps contrôlé une très large part de la publicité alimentant ces journaux. Havas fut, historiquement, un célèbre repaire de frères. « Quand je suis arrivé dans ce groupe, au milieu des années 90, pour prendre en charge les relations avec la presse de province, la première question que l'on m'a posée était : "Etes-vous franc-maçon ?" raconte un ancien dirigeant du groupe. J'ai répondu que non, et que je n'en serais que plus libre. Ce qui fut le cas, car la plupart de mes interlocuteurs en étaient. A ma connaissance, parmi les grands, seul Maurice Bujon, l'ancien patron du Midi libre, était profane. »
Les règles du « tuilage »
Avec un zeste d'opportunisme, l'appartenance maçonnique peut être utile aux journalistes dans la recherche de certaines informations. « Le groupe Air France est un véritable nid à francs-maçons, rappelle un journaliste économique membre de la confrérie. Cela m'a aidé dans certaines enquêtes. Mais attention, la relation entre maçons s'inscrit dans un rapport de fraternité, pas d'amitié. Au cours d'une enquête, je ne me dévoile donc jamais, car je redoute d'être manipulé. Cela a d'ailleurs failli m'arriver une fois. Cela dit, tous les journalistes profitent de leurs contacts dans certains milieux. Disons que, dans certains cas, un franc-maçon a plus de chances qu'un autre de connaître du monde. »
Hélas, il faut aussi s'attendre à quelques désagréments. A l'instar de ce confrère maçon victime du harcèlement de ses collègues : « Je retrouvais parfois des équerres et des compas sur mon bureau quand j'arrivais le matin. J'ai fini par partir pour cette raison-là et pour d'autres. »
Franck Soloveicik confirme ce genre de déboires, qui surviennent parfois par procuration : « Ma femme porte le même nom que moi. Elle occupe aujourd'hui des responsabilités à France 2. A plusieurs reprises, elle a eu à subir de véritables coups de pied de l'âne à cause de mon appartenance maçonnique. Il y a trois ans, ça a failli lui jouer un vilain tour. Jamais de la part de la direction, d'ailleurs. Marc Tessier s'est montré impérial quand on lui a fait des crocs-en-jambe. Il s'agissait toujours des étages subalternes. »
Le secret de l'appartenance inspire aussi beaucoup de carriéristes. Avec une certaine proportion d'imposteurs. « Quand quelqu'un me fait le coup de la fraternité maçonnique, raconte ce frère qui appartient à la hiérarchie d'une importante rédaction, je lui fais immédiatement subir un "tuilage" en règle. » Le « tuilage », c'est l'interrogatoire maçonnique qui permet de savoir si l'interlocuteur connaît les codes et rituels ignorés des profanes. Si on vous demande votre âge, par exemple, il est, paraît-il, conseillé de répondre « sept ans » et non votre âge véritable. Mais ce n'est là qu'une des nombreuses chausse-trapes du « tuilage ».
Les quiproquos existent d'ailleurs dans tous les sens. « Un jour, raconte Serge Adda, je reçois un petit fonctionnaire d'un ministère qui vient me demander du boulot. Au bout d'un quart d'heure, voilà qu'il me tutoie. Je ne comprends pas. Et voyant que je continue à le vouvoyer, il me dit : "Mais pourquoi tu continues à me vouvoyer puisque nous sommes frères ?" La tête qu'il a faite quand je lui ai répondu : "Pardon, mais il doit y avoir une erreur..." J'avais bien senti quelque chose de bizarre quand il m'avait serré la main. »
L'équation franc-maçonnerie = copinage = promotion imméritée est si répandue dans les esprits qu'elle devient la clé supposée de toutes les nominations et distinctions discutables, comme le dit sur un ton piquant André Rousselet, le fondateur de Canal + et ancien dirigeant d'Havas, qui assure n'avoir jamais été « dragué » par la confrérie : « Les comportements humains sont tellement étranges et irrationnels que, lorsqu'on est à court d'explications, on se dit, pour éclairer telle promotion ou tels avantages indûment accordés : "C'est inexplicable, donc, ce doit être la franc- maçonnerie." Par exemple, lorsque je vois que le magazine Forbes fait de Jean-René Fourtou le manager de l'année, je trouve ça tellement farfelu que, je me dis : là, c'est forcément un coup de la franc-maçonnerie ! »
Mémoires d'« ex »
C'est aussi pour échapper à ce genre de soupçon ou de désagrément que quelques frères ont préféré retourner à l'état profane lorsqu'ils ont gravi les échelons, comme c'est le cas de Jean-Pierre Cottet, l'ex-patron de France 5, ou de Pascal Josèphe, l'ancien bras droit d'Hervé Bourges à TF1 puis à France 2, aujourd'hui consultant indépendant. Enfin, bon, pas au point de refuser systématiquement tout coup de main.
Pour le producteur Serge Moati, animateur de « Ripostes » sur France 5, la rupture a ressemblé à un déchirement. « J'étais orphelin à l'âge de 11 ans. Je n'avais donc pas de repères en termes d'identité religieuse. Je ne savais pas à quel dieu me vouer. A 18 ans, alors que je suis réalisateur de télévision scolaire en Afrique, je fais un rêve dont je me souviens au matin : des aliens dévastent la Terre mais ils m'épargnent car ils me reconnaissent. Dans la matinée, je pars en promenade à cheval avec un ami, médecin psychiatre militaire en poste au Niger, et je lui raconte mon rêve. Je lui décris à quoi ressemblent les aliens, comment ils sont habillés... En fait, je lui décris les symboles qui se trouvent sur les tabliers maçonniques. Le médecin m'étreint et me dit : "Il faut que je t'embrasse, mon frère." »
Magie ? Pas vraiment : le père de Serge Moati était un dirigeant de la Grande Loge de France que son fils avait vu en tenue quand il était petit. Voilà comment ce jeune homme de gauche se retrouve, parce que son camarade d'équitation en est membre, à la Grande Loge nationale française, la plus « réac » des grandes obédiences. Cela ne le gêne pas. Moati pratique pendant une quinzaine d'années le rituel « Emulation », sorte de théâtre symbolique où l'on répète les mêmes paroles et les mêmes gestes dans une sorte d'espéranto maçonnique, qui fait que l'on peut pratiquer dans tous les pays du monde. Il abandonne après 1981. Répertorié comme mitterrandiste de choc, il commence à entendre en loge des réflexions qui lui déplaisent. Et surtout, dès lors qu'il est nommé directeur général de FR3, les « frangins » quémandeurs déboulent dans son bureau. « Mais je suis fidèle à cette chose fondatrice d'une vie, et prêt au combat si je percevais la moindre offensive antimaçonnique. Il m'arrive certains lundis à 18 heures - c'était l'horaire de nos réunions - de ressentir une nostalgie intense de cette odeur de plastique, de mauvaise bouffe, de ces mêmes mots qu'on prononce, que l'on soit dans un immense chagrin ou dans un grand bonheur. Cette codification, toujours la même quoi qu'il arrive, toujours à la même heure, c'était un peu comme une analyse. »
La « relève » existe-t-elle ? Des successeurs de Serge Moati ont-ils trouvé le médecin militaire qui va leur ouvrir les portes du temple ? Beaucoup de frères assurent que non. Qu'il s'agit là d'une pratique surannée qui n'intéresse pas les jeunes intrigants branchés des maisons de production à la mode. Mais n'est-ce pas aussi pour minimiser le poids de ce réseau ? Quand les francs-maçons se décident à « communiquer », ils le font avec une grande efficacité. Les principales loges ont ainsi choisi, en 2003, de célébrer leur 275e anniversaire. Pourquoi 275e ? Simplement parce qu'il était urgent de restaurer l'image d'une institution écornée par les affaires. Tous les médias ou presque ont célébré ce non-événement avec zèle. Alain Bauer est même passé aux journaux de 20 heures de TF1 et de France 2 la même semaine ! Preuve que médias et franc-maçonnerie font plutôt bon ménage !